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Qui s’intéresse à l’histoire de l’art se pose rarement la question du point de vue, pour la simple raison que l’histoire de l’art relève du travail de l’historien dont le rôle n’est pas d’interpréter les évènements comme ferait un essayiste, mais de les relater aussi fidèlement que possible.
Il se pourrait pourtant qu’en ce domaine, nous ayons un point de vue – particulièrement conditionnant – que l’on pourrait énoncer comme suit : l’art, ses procédés, ses dogmes sont par nature évolutifs.
Cette vérité, aussi flagrante soit-elle, n’a pas toujours fait consensus. Elle a même été ignorée pendant des temps immémoriaux, en dépit des styles, des évolutions et des manières propres à chaque civilisation, par quantités d’artistes-artisans qui reconnaissaient en l’art des processus immuables.
En Europe, les derniers probablement à avoir pensé de la sorte avant l’avènement de la Renaissance sont les scolastiques. C’est depuis leur point de vue, plutôt que du nôtre, que nous allons traverser les siècles.
Mais avant de nous engager plus avant, essayons de trouver une définition de l’art. De quoi parle-t-on exactement ?
Nous fréquentons des expos, des musées, nous consultons des livres, regardons des émissions sur l’art, nous absorbons de l’art en lisant des bouquins, en regardant des films, et nous-mêmes, très souvent, pratiquons un ou plusieurs arts. Et pourtant quand on s’interroge sur la signification du mot art, quand on cherche à définir ce terme que nous employons si aisément, nous butons sur le concept, et peinons à lui donner un sens. Ainsi, à la question qu’est-ce que l’art, nous serions, un peu par défaut, tentés de le définir par l’exemple : l’art, c’est peindre, sculpter, composer de la musique… Ce qui est en réalité une manière de définir la peinture, la sculpture. Peindre, sculpter, c’est faire de l’art. Mais qu’est-ce que l’art ? Nous pourrions aussi évoquer l’imaginaire, la création, l’inspiration, la beauté. Mais nous dirions alors que l’art fait appel à notre créativité, notre inspiration, ou qu’il recherche la beauté. Mais qu’est-ce que l’art ? Cette question en fait est difficile. Comme il est difficile de donner une définition de la vie, de la liberté, de la justice, de la beauté…. sans avoir recours à la paraphrase ou à l’illustration. Nous employons tous ces termes, nous en comprenons parfaitement le sens ; lorsque nous disons d’une œuvre qu’elle est belle, cela est parfaitement intelligible. Et cependant, leur définition est difficile parce que nous sommes en présence de termes archétypaux à partir desquels nous pensons les autres mots et formulons nos pensées : un peintre est un artiste, un artiste est quelqu’un qui fait de l’art, l’art est… ?
Si l’on regarde dans le dictionnaire, nous trouvons la définition suivante de l’art : ensemble des règles, des moyens, des pratiques ayant pour objet la production de belles choses. Ou encore : ensemble de moyens, de procédés, par lesquels l’homme cherche à atteindre un certain résultat.
Pris en ce sens, la définition se précise : l’art est un moyen. Un moyen dont nous disposons pour parvenir à un résultat.
Ce concept nous renvoie à la notion de savoir-faire et de métier. Qui possède un savoir-faire possède également un art. Nous pouvons parler alors de l’art du forgeron, de l’art du bâtisseur, de l’art de la ménagère, du philosophe…
Cette définition qui apparemment à quelque chose d’un peu prosaïque était précisément celle des peintres scolastiques, dans un sens plus strict, plus resserré toutefois, plus précis peut-être. L’art selon eux était le moyen dont nous disposons, nous, êtres humains, pour nous créer. Ainsi la fin pour ceux-là n’était pas encore l’objet ou l’œuvre obtenue ; le fer à cheval du forgeron, l’enluminure du moine, le poème du chantre participaient encore du moyen pour parvenir à cette fin particulière qui était eux-mêmes. L’art était le moyen dont ils disposaient pour transformer leur nature. Considéré ainsi, l’artiste, autrement dit celui qui possédait un savoir-faire (mais pas n’importe lequel, nous le verrons plus tard), se construisait, s’élaborait, se créait, par la pratique de son art.
Cette définition, de premier abord prosaïque – l’art comme moyen –, semble soudainement receler quelques fabuleuses perspectives, comme si déjà l’on pressentait la princesse sous son manteau de souillon. Elle nous dit, rien moins que cela, que l’art est la possibilité dont nous disposons pour nous transformer ; elle nous dit, en termes scolastiques, que l’homme au sein de la création, de par sa nature, a la possibilité de se mouvoir vers son créateur, d’aller vers la ressemblance… par l’art. Celui-là est le moyen, l’outil de la transformation. Sans lui, nous serions statufiés dans l’éternité ou engagés dans une évolution larvée, par lui nous pouvons marcher en nous-mêmes, nous rendre jusqu’aux confins de l’être.
Pas de clivage ici entre art, science, politique, économie, tout relève d’un art à partir du moment où l’ouvrage se fait selon la forme, ou, en d’autres termes, canoniquement.
Faisons à présent un bref survol de l’histoire de l’art pour tenter de comprendre ses évolutions et aussi pour situer dans leur contexte les peintres scolastiques.
À la fin de l’Empire romain se constitue l’Empire byzantin. Celui-ci puise ses influences en différentes sources : la Rome antique qui est son berceau culturel ; l’Orient, de par sa situation géographique ; mais aussi, assez rapidement, le christianisme. Au quatrième siècle en effet, l’empereur byzantin Constantin autorise le culte chrétien et se convertit lui-même au christianisme. Un peu plus tard au concile de Nicée, cette religion encore naissante et quelque peu disparate se réunifie sous l’égide de textes fondateurs. Le christianisme prend alors son essor et devient rapidement la religion naturelle de l’empire. C’est dans ce contexte que se développe l’art byzantin des origines : mélange d’influences, mais orienté vers une représentation chrétienne. L’écriture des figures saintes par la mosaïque ou les icônes prospère alors pendant des siècles malgré quelques crises éphémères telle celle provoquée par les iconoclastes qui considéraient idolâtres le culte des images.
Nous arrivons ainsi aux XIIe et XIIIe siècles. C’est l’époque des croisades en Terre sainte, mais aussi en Languedoc contre les cathares. Philippe Auguste conquiert de nouveaux territoires, le royaume de France s’agrandit, saint Louis règne pendant plus de quarante ans puis meurt en croisade. Le roman cède au gothique, Notre-Dame de Paris s’élève sous le ciel de Paris. Les cisterciens bâtissent abbayes et monastères sous l’impulsion de Bernard de Clairvaux ; François d’Assise, Dominique de Guzman créent leur ordre mendiant… C’est dans ce temps de ferveur religieuse qu’arrivent en Occident, par le biais des Arabes, les traités d’Aristote, et notamment sa métaphysique. Elle interpelle, ô combien, les penseurs profanes et surtout chrétiens. Rapidement se développe, notamment à Paris, une philosophie enseignée dans les toutes nouvelles universités de la rive gauche : la scolastique. Celle-ci cherche, par le commentaire, à concilier la métaphysique d’Aristote et la théologie chrétienne, la philosophie et la révélation. Cette école au sein de ce mouvement universitaire en pleine effervescence prend de l’ampleur. De Paris, elle gagne la province, passe les frontières. De nombreux penseurs s’y illustrent : Thomas d’Aquin, Albert le Grand, Roger Bacon… En un syncrétisme nouveau, l’ontologie d’Aristote se mêle à la cosmogonie chrétienne, on débat passionnément de l’être et du non-être, des lois de l’univers et de son modus operandi. Albert le Grand, Roger Bacon se livrent en même temps aux sciences opératives, éminemment ontologiques, et publient des traités d’alchimie.
C’est dans ce contexte qu’exercent nos peintres des XIIe et XIIIe siècles, peintres moines et philosophes, pénétrés de cette science de l’être que l’on retrouve, comme on le verra, au sein même de leur pratique.
À la fin du XIIIe siècle, l’Église condamne l’aristotélisme. La fin de la scolastique scelle en même temps le Moyen Âge. Le XIVe siècle annonce la Renaissance et avec elle un renversement des valeurs.
Qui sont ces peintres scolastiques ? Ont-ils laissé quelques noms à la postérité ? Sans doute. Les médiévistes pourraient en citer quelques-uns. Mais rappelons-nous qu’au Moyen Âge, il n’y avait pas de distinction entre les métiers ; le concept d’artiste comme on l’entend aujourd’hui n’existait pas, il n’y avait pas de scission entre les uns et les autres, il y avait juste des métiers et un art propre à chaque métier, si bien que les peintres pratiquaient leur art au même titre que le tailleur de pierre ou le teinturier, au sein, qui plus est, de monastères, dans un devoir de réserve, et ne pouvaient guère accéder à la notoriété. D’eux, nous ne connaissons que les derniers maillons de la chaîne, les ultimes représentants qui se sont particulièrement illustrés en Toscane, terreau de la Renaissance : les peintres du trecento, autrement appelés primitifs : Cimabue à Florence, Duccio, Simone Martini à Sienne… Leurs œuvres, synthèse peut-être, quintessence d’une lignée, irradient une grâce particulière. On y sent, avant le grand bouleversement qui se prépare, une vie entièrement tournée vers l’intérieur, le mystère palpite. C’est en vain que l’on recherchera le charme dans les traits d’un visage, la délicatesse d’un drapé. La beauté est ailleurs, l’esprit rayonne depuis les profondeurs de la matière, provoquant émoi et enchantement…
Arrive le XVe siècle : la Renaissance. Au nord comme au sud s’exprime une nouvelle génération de peintres en rupture avec leurs « pères ». Les temps changent : on découvre les Amériques, on imprime les livres, les sciences progressent, Byzance s’effondre… L’esprit du Moyen Âge devient trop étriqué pour ce siècle ambitieux. Il est vrai qu’il ne souffle plus comme au temps de saint François. Les croisades, l’inquisition, l’obscurantisme religieux ont usé les âmes. Les temps sont à l’humanisme et à la raison, c’est la revanche d’Abélard sur Bernard de Clairvaux. Certes, l’Église est encore toute puissante, mais on croit d’une autre manière, on regarde la vie autrement. L’iconographe, le peintre scolastique, observait le monde en ses métamorphoses. Ce sont elles qui l’intéressaient : les transmutations de l’être jusqu’en ses plus ultimes perfectionnements. Le visible pour lui n’était qu’un voile d’apparence sur la réalité des choses. Le peintre de la Renaissance voit tout le contraire. Son univers est sensible, la beauté est palpable, la matière fascinante, l’humanité émouvante. C’est une véritable révolution copernicienne. Le Soleil a cessé de tourner autour de la Terre. C’est à présent le contraire. Et pourtant elle tourne dira Galilée après avoir adjuré. Thomas d’Aquin aurait démenti bien sûr en son observation ontologique de l’existence. Sans se tromper depuis son propre univers, mais la Renaissance déjà n’entend plus rien à ce discours, elle tourne radicalement le dos à cette science de l’être, sa nouvelle idole est la raison, son champ d’expérience, le sensible.
Giotto, le premier, rompt avec son maître Cimabue et esquisse des personnages pleins d’une touchante humanité. Masaccio affine le modèle, introduit par la perspective plus de vraisemblance encore. Il ouvre une brèche, les autres ne font que s’y engouffrer pour parachever la forme en une maîtrise toujours plus sublimée par la perfection du détail. Au nord, Van Eyck, Van der Weyden, Memling… atteignent des sommets inégalés. En Italie, Raphaël pousse le raffinement à son comble. Les peintres rivalisent de talent ou de génie pour célébrer cette toute nouvelle lumière. Oublié le soleil noir des profondeurs. Et pourtant, la ferveur est toujours là : la piété de Fra Angelico éblouit de ses grâces infinies, Léonard de Vinci transpose le mystère au cœur de son œuvre, Van Eyck y inscrit une symbolique sacrée. Tout cela est encore pénétré de religion ou de spiritualité, mais différemment : les maternités sont de chair et d’os, les saints partagent notre humanité. La Renaissance, à ses débuts, c’est cela : une floraison artistique extraordinaire, de la beauté à foison sous le soleil, un art nouveau qui exhale un parfum de jeunesse, une rose qui s’ouvre à la rosée d’un jour jusqu’à la plénitude de sa beauté.
Mais, à la fin de ce même siècle, au début du XVIe siècle, quelque chose déjà semble passer. Michel-Ange, sublime certes, annonce le maniérisme, Le Tintoret s’y installe. Ô combien de grands artistes sont à venir encore, mais l’esprit séditieux, la fronde contre les anciens n’est plus. Le Moyen Âge est désormais loin, effacé, archaïque. L’art renaissant est le nouveau dogme. On s’y complaît. D’insolent, parce qu’il rompait avec une tradition millénaire, il deviendra, quelques siècles plus tard, académique.
L’art byzantin, l’école médiévale aussi ont connu l’essoufflement. Mais au sein d’une dynamique spirituelle, dans un cadre sacré et éminemment protégé dans sa forme. L’art du Moyen Âge s’en remettait à des principes. Ses références étaient au ciel, inscrites en ce monde archétypal cher à Platon, au-dessus de tout devenir. La peinture en quittant la sphère céleste a intégré le monde, son temps profane et ses tribulations. Sous la tutelle du génie humain, de ses goûts et de ses passions, tributaire du progrès des sciences, des mœurs et des idées, elle intègre le siècle et se condamne à passer. Le peintre, en incarnant dans son art la vie, découvre en même temps la corruption du temps, introduit la décrépitude et la mort. Le maniérisme est la première ride de cette peinture…
Les rides peuvent être belles bien sûr, et même magnifiques : Rembrandt, Vermeer, Le Caravage… Elles le sont rarement dès qu’elles expriment l’usure banale, les conventions, la suffisance…
Au XVe, la pensée se veut objective, au XVIIe, elle devient cartésienne, puis sociétale au XVIIIe : les Lumières, comme on les appelle, Rousseau, Voltaire, Diderot… repensent l’organisation de la communauté… Quelle révolution, en vérité, dans les âmes et les consciences depuis le XIIe siècle. D’immanente, la justice est devenue sociale, la liberté était un état, elle deviendra après la Révolution un droit constitutionnel. Tout cela, en réalité, est significatif d’un bouleversement de fond. On ne regarde plus le monde comme avant, une manière de penser s’efface au profit d’une autre. Nous entrons dans l’ère de la raison, de la rationalité, certes mise au service de la tolérance, de la connaissance, de la science, du progrès, mais la simple et pure raison livrée à elle-même. Quelque chose a disparu. Appelons cela la philosophia perennis, le modus operandi, le connais-toi toi-même tel que le percevait les scolastiques selon une ontologie qui leur était chère. Tout cela est amalgamé avec l’obscurantisme religieux. Le XVIe et le XVIIe ne font déjà plus le tri entre le fondamentalisme moyenâgeux et la science moyenâgeuse, ils rejettent tout en bloc parce que les concepts médiévaux ne sont plus en accord avec le rationalisme moderne, ils n’ont pas d’avenir au sein d’une société en pleine évolution.
Le peintre désormais reconnu change de statut : de simple artisan, de modeste employé au service de la beauté, il devient en quelques siècles génie créateur, on l’encense dans les salons, il professe dans les écoles et finit par confondre le talent avec la modernité de son temps. Au XIXe siècle, la peinture devient académique, et le peintre imbu de son art. Cabanel, Delaroche, Gérôme peuvent pavoiser : leur technique est admirable, leurs œuvres parfaites.
Il leur manque juste une chose, subtile, il est vrai, que le XIXe entend ignorer. Appelons cela le rayonnement. L’art académique est beau à sa façon, mais ne rayonne pas. Ou à peine si on le compare à celui du trecento, du quattrocento. Pour s’en convaincre, il suffit d’aller au Louvre, d’y admirer Ingres, Delacroix, Géricault – d’authentiques maîtres pourtant, sensibles et singuliers encore à bien des égards – puis au plus vite, remonter le temps jusqu’à la Madeleine de Van der Weyden, par exemple. Et regarder, ou plutôt écouter : une œuvre pulse, il faut entendre les battements de son cœur. Et alors percevoir la différence… Subtile. Immense.
Question de goût, pourrions-nous dire. Pour le peintre scolastique, pour l’iconographe, cette réserve n’a pas de sens, parce qu’il ne connaît pas de beauté subjective. Une œuvre est belle quand elle se conforme à des canons intrinsèques, immuables et se fait l’écho d’une maîtrise intérieure. Sinon, elle est vaine, fardée, séduisante sans doute, mais apocryphe.
L’idée même de l’art a considérablement changé. D’un moyen mis au service d’une humanité en quête de résolution, il est devenu, au XIXe siècle, une fin : l’art était au service du peintre, il se met au service de la peinture, on fait de l’art pour l’art.
Il est vrai que les sciences et les idées bouleversent le monde. Au début du XIXe arrive cet événement déterminant : la révolution industrielle. C’est un moment clé dans l’histoire de l’humanité, il annonce la fin du bel ouvrage, bannit l’amour du métier, marginalise l’artisanat. Au XIXe se crée une nouvelle organisation du travail, de nouveaux lieux de production qui charrient toujours plus de paysans et d’artisans. L’emploi remplace le métier ou alors le domine, l’écrase, l’ouvrier ne peut plus travailler à l’ancienne, si bien qu’il se passe cette chose au fond assez naturelle : l’art crée sa bulle où l’on peut encore œuvrer à la beauté. C’est la naissance des beaux-arts et l’affirmation d’un nouveau genre : l’artiste.
Quels changements pour le peintre ? Très peu apparemment si ce n’est qu’il s’est retiré en un domaine réservé. Un, tout de même, et fondamental : la perception ontologique s’est perdue, elle est remplacée par un simple savoir, une méthode, une technique. On ne demande plus à l’artiste de se mouvoir par la beauté, on lui demande de faire beau. Quelle différence !
Survient alors cette nouvelle rupture, d’importance égale, peut-être, à celle de la Renaissance. Elle est provoquée par quelques artistes qui s’inscrivent en faux contre l’époque. Ils pressentent que leur art ronronne, parade, ne vit pas, et cherchent une expression différente. Ceux-là ne connaissent pas très bien le métier, c’est à peine parfois s’ils maîtrisent le dessin, mais peu importe. Ce qu’ils veulent, c’est l’esprit. L’âme dans la matière et les couleurs. Rapidement, ils se rassemblent en un mouvement appelé impressionniste : génération de peintres marginaux, bohèmes, qui acceptent d’être incompris, méprisés, rejetés par le siècle, pour l’amour de la vie dans l’art. Renoir, Manet, Cézanne, Van Gogh… Et en effet, malgré une perspective défaillante, une anatomie maladroite, leurs œuvres rayonnent admirablement par la couleur ou la simplicité originelle des formes. La vieille quête des anciens est relancée ; on y sent cette recherche d’une vérité ultime : les bleus de Cézanne, les ciels de Van Gogh ; le désir aussi d’y engager sa vie et son âme. C’est le retour de l’artiste véritable. Mais il se fait avec les moyens de l’époque. Les siècles ont passé et ont drainé tant d’idées nouvelles, l’esprit du Moyen Âge est loin désormais, on ne se réfère plus depuis longtemps à sa science de l’être. Au temps de la révolution industrielle, du IIIe empire, de Marx et de Freud, les grimoires des anciens n’intéressent pas le peintre impressionniste. Il est né dans un siècle où la révolution cartésienne a imprimé son sceau sur les âmes, et c’est depuis son époque et à partir de ses conceptions qu’il observe le monde. Privé des bases philosophiques des anciens, ne disposant pas du métier que possédait éminemment le peintre de la Renaissance, il est livré pour l’essentiel à son instinct, son intégrité et sa fougue. Mais ceux-là le mènent loin. L’esprit, oui, souffle à nouveau sur la peinture. Autrement, il est vrai. Moins limpide sans doute. Il nous parvenait calme et serein depuis le silence des monastères et des cœurs en prière, il est à présent troublé par les passions et les vicissitudes humaines.
Après avoir été moqués, gaussés, méprisés, les procédés impressionnistes vont évincer l’ancienne manière. Le XXe siècle va les choisir. Sans doute parce qu’il y voit un chemin. L’académisme était au bout de la route. Il n’avait pas d’avenir. Que de perspectives, en revanche, par l’impressionnisme. De nouvelles normes, de nouvelles représentations sont pressenties. Un nouvel artiste, plus bohème, plus impertinent qui repousse les limites. Il y a là une brèche comme au XIVe siècle. Beaucoup de peintres s’y engouffrent, tous plus novateurs les uns que les autres. Et le même phénomène se reproduit : cet art enfin reconnu subit l’épreuve du temps. Les expressionnistes, les nabis, les cubistes, les surréalistes, les modernes… les mouvements se succèdent, on les adore, Dali cabotine, Picasso répond à la demande, les prix s’envolent… L’extrême solitude de Van Gogh est loin déjà, le rebond impressionniste ne dure guère, un siècle suffit à créer ce nouveau conformisme… Mais la quête est toujours là, émouvante souvent, splendide encore : Matisse, Maillol, Bonnard.
Arrive l’art contemporain. Celui-ci apparemment s’inscrit dans le prolongement de l’art moderne. En réalité, il rompt radicalement avec son aîné, mais aussi avec toutes les formes d’art qui l’ont précédé. L’art contemporain est un phénomène unique dans l’histoire de l’humanité, quels que soient les époques, les traditions, les canons culturels, dans la mesure où il tourne délibérément le dos à la Dame Beauté. Selon ses propres termes, il entend évacuer la question de la beauté, il se veut témoin, subversif, provocateur, sulfureux, répulsif… Mais à quelle fin ? Le fait est que son champ d’action est extrêmement limité. Il interpelle, mais ne provoque plus cette sympathie indispensable entre l’œuvre et l’observateur pour qu’il y ait rencontre. Tel n’est pas, il est vrai, son rôle. Celui-ci est autrement plus pragmatique. L’art est devenu un marché, sa vocation est de faire de l’argent. Il n’en a pas d’autres. Les artistes ont cédé leurs prérogatives pourtant inaliénables, ils se sont vendus aux marchands et ce sont eux désormais qui font évoluer la création en fonction de critères spéculatifs. L’art aujourd’hui se fait sans les artistes. Ils sont devenus les figurants d’une économie opulente, des contractuels qui à bon compte s’acquittent d’un cahier des charges. Tel est le sort qui, après moult transformations, échoie à l’art. D’abord outil au service d’une transmutation, le voilà engagé dans des processus vénaux et illicites sans rapport avec sa nature. De l’art, de la peinture, il ne reste désormais que le nom dont on abuse pour tromper un public curieux, ingénu ou complaisant.
La création contemporaine a-t-elle un avenir ? Peut-elle outrepasser ses limites ? Peut-elle aller au-delà de cette mort ? Il semblerait que non. Et cela donne à espérer. Certes, elle peut encore surenchérir, c’est son recours, et elle en use pour créer l’illusion de sa vitalité. Mais l’art n’est plus, ou en tout cas, il n’est plus dans ces nouvelles académies. Sans doute est-il déjà ailleurs en quelques formes naissantes. La vie est inlassable en ses renouvellements et il se pourrait qu’un lotus pousse en ce moment même sur le compost d’une vieille et grande idée. Puisse-t-il en être ainsi. L’art n’est pas un mouvement marginal, il accompagne l’évolution des sociétés et souvent les précède sans bruit pour annoncer la nuit, ou bien l’aurore.
Revenons à présent vers notre peintre scolastique, et pour mieux le comprendre, essayons de cerner ces notions dont l’acception reste vague : la philosophia perennis, le modus operandi.
La philosophie pérenne ou la philosophie éternelle renvoie à l’idée qu’il existerait une connaissance, une et universelle, véhiculée depuis la nuit des temps par toutes les traditions de la planète. Une connaissance que l’on pourrait également nommer science de l’être qui se décline selon les époques ou les cultures, d’une manière très différente. En règle générale, nous n’établissons pas de rapport franc entre la mythologie grecque et indienne, entre la cosmogonie des Dogons ou notre genèse ou encore entre la symbolique chrétienne, maya et celle de l’Égypte ancienne, de même qu’un enfant ne voit pas en Cendrillon, le Petit Chaperon rouge ou le Chat botté, un code de conduite ou quelques préceptes moraux identiques. Il nous semble même que ces différences avalisent l’idée de chimère. Il n’en serait rien. Ces traditions nous raconteraient une même histoire. Il y aurait un fond philosophique commun à partir duquel se seraient construites la mythologie grecque, indienne, la mystique chrétienne ou arabe…
Cette conception est quelque part réjouissante, parce qu’elle rassemble le genre humain sous la tutelle d’un langage universel, et aussi parce qu’elle jette des ponts entre les différentes cultures qui dès lors peuvent se parler, s’enrichir, se nourrir.
Précisons toutefois que ce tronc commun a fait des branches qui elles-mêmes se sont ramifiées et encore ramifiées ; avec les siècles, les idées se sont spécialisées et ont perdu leur caractère global. En Occident, la première branche d’importance s’est formée à la Renaissance, comme nous l’avons vu, avec l’émergence d’un courant de pensée singulier, humaniste et scientifique. Elle a poussé pour chercher la lumière, pour se libérer de l’entrave d’un fondamentalisme oppressant, mais en se séparant, elle s’est en même temps privée d’une partie de la sève commune, elle a jeté avec le fanatisme religieux, la vieille science une et universelle. Sans y prendre garde peut-être, par passion sans doute pour les sciences naissantes, par amour du progrès, pour sa nouvelle idole : la raison. Le fait est qu’il faut chercher les traces de cette philosophia perennis avant la séparation. On la trouve au Moyen Âge dans toute sa vitalité encore, au fondement notamment de l’art chrétien qui se pratiquait dans les monastères aux XIIe et XIIIe siècles.
La science de l’être est toujours transmise à travers la métaphore, le mythe ou le symbole, jamais elle ne circule à visage découvert, sauf peut-être dans quelques cercles intérieurs où il n’est plus nécessaire de la voiler. Pourquoi une telle précaution ? La connaissance, selon la conception traditionnelle, n’est pas celle que nos écoliers apprennent à l’école, elle ne s’acquiert pas dans les livres en réalité, même si ceux-là sont utiles, mais par l’expérience et en quelque sorte par les sens. C’est en faisant l’expérience d’un état que nous sommes instruits. Et c’est en étant au contact de la vie, de ses joies et de ses peines que nous apprenons par le discernement. Aussi serait-il vain, et contre-productif, de révéler au néophyte cette science de l’être. Celui-ci en revanche a besoin de révélateurs, et les livres en effet, les ellipses, les contes, les mythes, les symboles sont des révélateurs.
Le modus operandi, quant à lui, pose les jalons par lesquels il convient de passer sur le chemin de la connaissance. Il serait vain et présomptueux d’en faire l’inventaire. Nous nous proposons simplement, à titre d’illustration, d’en évoquer l’aspect essentiel, le socle sur lequel se construit l’ensemble des pratiques. L’homme traditionnel a le sentiment d’appartenir à un ensemble, il se sent relié. Cela signifie qu’il ne se reconnaît pas comme un individu au milieu d’autres individus, mais comme un élément constitutif d’une ruche en interaction permanente avec ses homologues et son environnement. On comprend aisément combien ce regard holistique engage sa responsabilité ; il le conduit aussi à puiser à des ressources plus éthérées, car par environnement, il faut également entendre quelques substrats plus subtils que l’homme traditionnel convoque en général par la prière, le rituel ou la méditation. Comme le poète qui écoute sa muse, comme l’artiste qui en appelle à l’inspiration, comme le philosophe qui se dit réceptif à l’intelligence, il se situe au sein d’une cosmogonie dont les limites dépassent le cadre rationnel.
Imaginons à présent nos peintres scolastiques, voyons-les dans leurs monastères : ils préparent les essences de bois pour les générations à venir, leur propre support que d’autres ont pris le soin de faire sécher pour eux, ils posent leurs feuilles d’or, fabriquent leur liant à base d’œuf ou de colle… On les imagine volontiers installés à leur pupitre dans un silence monastique ou en quelques églises à encorbeller de magnifiques retables au son d’un chant liturgique. Belle image. Trop belle sans doute. Le peintre scolastique s’est engagé sur une voie austère, parsemée de doutes et de combats. Mais son métier et son art lui sont d’un grand secours, sans doute ; il peut y investir son désir de perfection, trouver la joie que procurent le bel ouvrage, et celle plus grande encore de contempler la majesté de son œuvre, élaborée de ses propres mains. Il y trouve aussi une matière symbolique qui lui permet en créant de se créer ; pas de séparation entre lui et son ouvrage, ils avancent de concert, en une relation indissociable et féconde. L’œuvre fait son chemin si lui-même progresse en beauté. Et pour marcher ensemble, il dispose d’un canevas, d’une méthode qui imite un processus de création universelle, une genèse des êtres et des choses.
La genèse est un processus de création irrationnel dont le pendant serait la génération. Par la genèse, quelque chose s’incarne, par la génération, quelque chose est produit. Dans le premier cas, une idée, un concept descend dans la matière selon un procédé particulier ; dans le second cas, quelque chose est conçu au sein même de la matière. Nos sciences aujourd’hui sont exclusivement dans ce second processus, elles élaborent dans la matière, depuis la matière. Tel est leur champ d’expérience. Elles y trouvent des trésors, au cœur de l’atome notamment ou du génome, qui sont comme autant de promesses d’évolution, mais tout ceci reste cloisonné, confiné, enfermé dans la structure. La genèse est porteuse d’autres promesses, son champ d’investigation est l’être, elle nous parle d’un autre progrès, plus fondamental et cependant marginalisé par les dogmes de la pensée rationnelle et aujourd’hui mis à l’écart de l’évolution.
Le peintre scolastique œuvrait selon cette genèse des êtres et des choses, cet axe sur lequel étaient inscrites les différentes étapes de la création. Pour employer une terminologie religieuse, elle était le moyen qu’emprunte Dieu pour s’incarner dans la chair… C’est le modus operandi, la mort initiatique, la renaissance, la réconciliation des contraires, l’unification de l’être. Tout est inscrit dans la méthode, au sein de la pratique. Quand il prépare sa planche, son support à l’aide des quatre éléments primordiaux, le peintre prépare en même temps sa propre terre pour recevoir le fluide céleste symbolisé par l’étape suivante : la pose des encres rouges ; quand il peint ses fonds symboliques, il façonne en même temps sa polarité féminine, puis la masculine qu’il unit alors à la première par la lumière des glacis. Tout est inscrit, oui, et le peintre vit cette genèse au cœur de son travail, il se met au diapason de la création, il meurt, renaît et se clarifie. On peut imaginer combien pouvait être puissant un tel ouvrage, et pour l’œuvre, et pour l’artiste.
Voilà donc la manière des peintres scolastiques. En espérant qu’elle aura su éclairer le concept de peinture et d’art traditionnels : outil au service d’une transformation, ou plutôt d’une transmutation dans la mesure où il fait appel à des ressources que l’on ne saurait trouver sur la paillasse d’un scientifique. En espérant aussi qu’elle aura donné à rêver. L’humanité dispose d’un moyen formidable pour se créer : l’art. Puisse-t-elle s’en souvenir ! En précisant, bien sûr, qu’il ne saurait être question de revenir à une expression byzantine. Tant de découvertes depuis ont fait évoluer l’expression de l’artiste, celle notamment qui depuis le XVe siècle supplée si efficacement les efforts des artistes : la peinture à l’huile. De même qu’il ne saurait être question de revenir au passé. La Renaissance est l’amorce de notre modernité. Sans elle, où serions-nous aujourd’hui ? Nul ne pourrait le dire. Serions-nous même affranchis d’une théologie souveraine, de théories réductrices ? Par la raison, par la science, nous avons tant et tant découvert, tant et tant compris, et le voyage, peut-être, ne fait que commencer. L’humanité est à la veille de fabuleux perfectionnements qui un jour, pourquoi pas, lui donneront l’opportunité de faire des voyages dans l’espace-temps ou de procéder à quelques chirurgies impensables aujourd’hui. Ce parcours au cœur de la technologie est peut-être inscrit dans le destin de l’humanité, peut-être y a-t-il là une vocation. Nous regrettons simplement que le chemin entrepris se fasse avec le recours de la seule raison. Nous avons rejeté la mystique moyenâgeuse, nous aurions pu l’emmener, non pour entraver, mais pour dynamiser la pensée. L’esprit a besoin de la matière, et la matière a besoin de l’esprit pour être féconde. Tel est la clé. Sans elle, le progrès se fait sans âme, il fait avancer les sociétés, mais laisse l’homme au bord du chemin.
L’Art & l’Etre
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