La science de l’être

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   Nous avons les plus grandes difficultés à imaginer que nos idées ne sont pas exactement les nôtres. Nous évoluons dans un cadre au sein duquel nous avons une assez large licence pour mûrir nos opinions ; et ce libre mouvement accordé à nos pensées nous donne la vive et rassurante impression d’en être les auteurs.
  Toutefois, il serait intéressant – au moins par curiosité – de considérer l’hypothèse inverse, et se demander si nos conceptions avec leurs rapports naturels – nous pourrions dire automatiques – ne relèvent pas d’une formation qui produirait de la pensée comme on produit n’importe quelle autre marchandise en série.
  Si tel était le cas, nous comprenons qu’il serait infiniment fructueux de sonder les carences d’une telle formation, de même qu’il serait heureux d’en saisir la généalogie. Notre impuissance à enrayer  les dérèglements du  monde provient – croyons-nous –  d’une  incapacité de fond  à rénover nos idées qui pourtant sont au commencement de toutes réalisations. Fouillons, creusons ! Peut-être trouverons-nous sous les strates des formes originelles, salutaires, et pleines de vitalité…

  … Le monde est fait de strates. Nous pouvons l’observer depuis ses informations les plus immédiates et en tirer nos conclusions. C’est ce que chacun fait lorsqu’il s’en tient aux faits. C’est un fonctionnement naturel et parfaitement adapté lorsqu’il s’agit d’estimer la température de l’air ou l’âge de son interlocuteur. En revanche, il semble moins indiqué dès qu’on s’engage dans des rapports invisibles ; on s’en remet encore à lui pourtant quand on évalue une personne au seul constat de ses actes : ainsi celui qui vole devient voleur, celui qui renâcle au travail devient fainéant, etc. (Et en quelque sorte ces définitions relèvent du dictionnaire)
  Nous pouvons aussi passer à un autre point de vue, tenter de traverser les apparences et rejoindre l’autre en son intériorité. C’est ce qu’on appelle le point de vue psychologique. Nous changeons nos références et parvenons à des causes nouvelles. Celui qui observe les autres depuis cette fenêtre fait usage d’outils supplémentaires qui lui permettent d’établir, à l’égard d’autrui et de sa propre personne, une pensée et une attitude plus profondes dont les indicateurs sont en général une compréhension élargie et une plus grande tolérance.
  Il existe un troisième point de vue qui a un caractère plus abstrait encore, en ce sens où les matériaux utilisés sont plus intangibles. Les données psychologiques se réfèrent d’une manière incontournable à cette notion déjà bien insaisissable qui est le temps. C’est lui, l’axe, la voie sur laquelle nous circulons pour remonter aux causes.  L’autre point de vue – que l’on pourrait qualifier d’ontologique – ne dispose pas même de ce support pour rejoindre ses sources, bien qu’il se réfère lui aussi à un axe, un parcours sur lequel se situent des étapes immuables : lorsque nous parlons de « ces choses en nous », nous faisons rarement allusion à nos organes, nous évoquons plutôt nos sentiments, nos désirs, nos peurs, nos espoirs, etc. Nous comprenons bien que nous n’allons pas trouver « cet univers » quelque part dans le temps, il serait plus juste de dire qu’il mène une existence parallèle. Généralement nous l’imaginons – mais c’est déjà un concept – au-dedans ou au-dessus, comme un autre plan de l’existence. Ceci est précisément la direction de l’axe qui nous traverse de bout en bout, depuis sa périphérie jusqu’à sa source. Il n’est plus ici question de l’échelle du temps, mais de celle que Jacob vit en rêve, il n’est plus ici question d’introspection mais de genèse ; cet axe vertical ne retourne pas aux sources de notre vie, mais à une origine universelle, c’est un chemin de connaissance qui passe par toutes les étapes d’une création et dont l’issue mène, non pas exactement à une guérison, mais à la réalisation de notre véritable identité.

  Un ontologiste (inutile de rechercher ce mot dans le dictionnaire, il n’existe pas)  est une personne qui observe en lui-même des ciels, des mers, des montagnes et des abymes, des jardins et des animaux fabuleux… Un psychologue, quant à lui, observe des refoulements, des projections, des « ça » et des « moi ».
  Question de vocabulaire certes,  et il serait possible d’établir des rapports entre l’une et l’autre discipline. Toutefois les références et les objectifs ne sont pas précisément les mêmes : la guérison n’est pas la liberté, le mieux-être n’est pas la joie, et les conclusions peuvent être différentes. Ainsi, quant à l’analyse d’une situation d’échec, l’un reconnaîtra un lien au passé (qui ne peut être rompu), l’autre verra « un progrès » vers une forme de désespoir, n’ignorant pas que c’est au cœur de la nuit la plus longue, que c’est à ce solstice seulement  que peut naître un homme nouveau. Et qui sait alors s’il n’éprouvera pas un fond de sollicitude… ?

  « Ontologie » est un mot d’origine grec qui signifie « science de l’être ». Il rassemble sous son appellation diverses disciplines : religions, philosophies et sciences qui s’interrogent sur la nature de l’être.
  C’est un terme un peu savant qui nous fait penser à quelque érudit, vieil universitaire bardé de diplômes.  Toutefois son caractère général le rend très pratique, aussi le préférons-nous aux notions d’art, de philosophie ou de spiritualité qui pourraient lui être associés, mais dont l’acception contemporaine prête à confusion.
  Est-il besoin de préciser qu’être chrétien ou bouddhiste – par exemple – n’assure en aucune façon d’une lecture ontologique de l’existence.
  En revanche, nous pouvons dire que certaines sciences dites traditionnelles, certaines philosophies et sans doute toutes les  religions, qu’elles appartiennent à un passé révolu ou pas, qu’elles adorent un seul Dieu ou plusieurs, qu’elles  soient chrétienne, musulmane, panthéiste, paganiste, animiste ou que sais-je encore, toutes ces religions donnent accès à une compréhension ontologique de la création, autrement dit elles livrent à chacun les informations dont il a besoin pour parvenir à une forme de réalisation.

  Il existe, en la matière, quelques textes ou images qui en des raccourcis fulgurants expliquent le parcours, sans rien laisser qui ne soit dit, et en même temps sans lâcher un mot qui ne soit profondément mystérieux. En  occident, notre genèse ou encore l’arbre des kabbalistes comptent parmi ceux-là.

  Parler de l’ontologie, c’est parler des mécanismes de la création. Or ce sujet est précisément celui de l’art…
Toute œuvre d’art procède du désir de se reconnaître. Et se reconnaître, c’est prendre connaissance de la part la plus secrète de son être… et la mieux gardée.
  Un secret qui serait à jamais scellé  si nous n’avions la possibilité merveilleuse de l’extérioriser. C’est notre recours, et c’est le moyen de l’art.

  Créer, c’est rendre visible, c’est reproduire au dehors, c’est mettre en face. Deux pôles en résonance exacte, bien que d’abord en opposition tel un + et un –. Invisible contre visible ; un verbe clair, une parole sourde contre une parole claire et un verbe sourd.
  Deux pôles en tension l’un par rapport à l’autre, un désir de ressemblance et une voie, ou plutôt un chemin d’expansion : victoire, joie et…  une adversité qui permet de poursuivre un processus par résolution…

 

  Créer c’est œuvrer à « la ressemblance », c’est donner une direction à l’âme. Créer c’est se créer. En ce sens, l’art ne relève pas des seuls artistes. Quelle que soit sa voie et ses moyens, il importe à chacun de « peindre son icône ».
Précisons toutefois que dans certains domaines, la recherche de la beauté  ou des harmonies fondamentales sont  devenues un effort inutile ou bien caduque. Notamment – et paradoxalement – dans « les milieux artistiques ». Ils ont leurs théories. Quant à nous, nous affirmons que sans l’archétype de l’image à retrouver, la création ne peut se mettre en marche. (Certes, on peut encore produire des œuvres et même rencontrer le succès. Toutefois, l’artiste, privé de sa matière première, se trouve en quelque sorte momifié dans l’éternité.)

   Il existe en nous – si nous voulons bien  nous exprimer à la manière poétique des anciens – une mer, des cieux et entre les deux ce qu’on pourrait appeler la surface des eaux. Cette surface joue un rôle très particulier et très déterminant : tout comme elle le fait dans sa réalité physique, elle peut laisser passer la lumière ou la renvoyer, si bien qu’on peut y observer, soit les profondeurs de la mer, soit notre propre image réfléchie.
  Pour illustrer ce fait, revenons un instant à notre « fainéant ». Imaginons que nous soyons indisposés par son inertie ou que,  d’une manière générale, nous ne supportions pas les « paresseux ». Notre ontologiste dirait que la surface des eaux réfléchit.
  Absurde assurément quand on travaille sans compter son temps et ses efforts… Absurde à moins peut-être de s’écouter autrement – nous pourrions dire « à l’envers ». (C’est le langage de l’âme dès qu’on la censure).  Qu’allons-nous entendre alors qui nécessairement parle de nous ? Quel est donc ce travail que nous ne faisons pas… ?

  Ainsi, cette surface réfléchissante nous donne l’occasion de nous reconnaître. C’est un outil formidable et véritablement indispensable à toute réalisation. Sans lui, notre espace créé par nos deux pôles serait figé ; sans lui,  nous ne pourrions faire tourner l’essieu de la création.

  Ce phénomène de réflexion (qui n’est qu’un renvoi de la lumière) évoque toute forme de rejet. Aussi sommes-nous tentés de le rechercher du côté de nos intolérances, tendances xénophobes, refus de la différence, etc.
  Toutefois, il est plus invisible qu’il n’y paraît, et bien souvent pourrait passer inaperçu, bien que ses conséquences soient toujours les mêmes,  à savoir l’arrêt d’un processus. Ainsi, lorsque nous tentons de soigner une maladie (ce qui est naturel et recommandé), ou encore, lorsque nous prions pour le rétablissement d’un proche, nous pouvons générer de l’exclusion en ce sens où nous mettons à l’écart toute autre possibilité qu’une guérison.
  En amour, lorsque nous agréons de tout coeur à cette formule : « pour le meilleur et pour le pire », (songeant alors aux épreuves de la vie), nous ne voyons pas généralement que le pire est déjà exclu, que l’autre est déjà attendu, imaginé et investi de la difficile mission de nous rendre heureux. Les premières noces se font rarement de cœur pur à cœur pur, d’infini à infini, mais bien plutôt de soif à soif. Dès lors, que de batailles et d’efforts à fournir avant d’inverser la nature de nos espoirs et nous transformer tout entier en une terre d’accueil.
  En réalité notre quotidien est parsemé  de ces situations, parfois à peine perceptibles, où nous faisons le tri de la vie, où nous sommes incapables de tout prendre d’une même brassée : le doux et le difficile. Et pourtant, du point de vue de l’ontologie, il s’agit bien de cela, il s’agit de tout saisir d’un cœur égal (parce qu’alors on croit en l’action bienveillante des évènements). Et tant que nous ne prendrons pas tout, tant qu’il restera quelque chose, même infime, hors de nous même, c’est à ce point précis que s’arrêtera notre voyage.

 

Extrait de  Demain il fait bleu , Yannick le Galliot