Qu’est-ce que les techniques anciennes?

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     Qu’est-ce que les techniques anciennes en Art, et notamment en peinture ? En fait c’est une appellation  assez générique qui englobe diverses techniques depuis le XIIe jusqu’au XIXe siècle. Pour ne parler que de la peinture à l’huile, on devine que les procédés utilisés par Van Eyck au XVe étaient très différents de ceux utilisés par Ingres, Géricault ou Delacroix.. Van Eyck concevait d’abord son travail en esprit, passait par un dessin très  fouillé, travaillait en couches fines, à partir de liants qu’il connaissait bien, de pigments naturels et compatibles entre eux, respectait scrupuleusement les temps de séchage entre chaque couche. Delacroix, comme la plupart de ses contemporains, travaillait vite, en couches épaisses, profitait de l’opacité du procédé à l’huile pour modifier son étude en cours de réalisation et utilisait des pigments « modernes » bien qu’ignorant leurs comportements dans les mélanges et dans le temps. En ce sens, il élaborait ses œuvres à la manière d’un maçon qui construit sa maison sans avoir une connaissance précise du sol ni des matériaux, monte ses murs « à l’inspiration », et parce qu’il est pressé, pose son crépi sur un ciment encore frais… Les toiles de Delacroix se sont mal conservées, et la plupart ont dû être restaurées de son vivant.

   La technique a évolué au fil des siècles, les conceptions sur l’art, son rôle et ses moyens, également. Au XIIe  et XIIIe siècles, les peintres considéraient que toute trace de personnalité dans leur travail était un défaut. Aujourd’hui, c’est une notion que l’on a bien du mal à comprendre. Et il n’y a rien de plus fâcheux pour un artiste contemporain que de réaliser une œuvre impersonnelle. Au XIIe siècle, l’artiste n’avait pas le choix de son sujet, il devait peindre dans le respect strict de certaines lois de compositions, et selon une technique immuable qu’il ne pouvait enfreindre. Aujourd’hui, toute entrave à la liberté d’expression est malvenue ; peindre selon ses désirs ou son inspiration, et choisir son sujet relève, pour le moins, du minimum vital. Entre les deux époques, nous pouvons parler d’un retournement complet. A priori, la comparaison ne joue guère en faveur du peintre médiéval. Nous allons toutefois essayer de mieux le comprendre en tentant progressivement d’élucider ses conceptions.

    Qu’est-ce que l’art ? La question est devenue complexe, car on a beaucoup écrit à ce sujet, et, bien évidemment, les idées divergent considérablement d’une époque à l’autre, d’un penseur à l’autre.
   Pour aller dans le sens d’une définition, nous pourrions dire – sans prendre un grand risque – que l’art est un moyen d’expression ; ou, plus précisément, que l’art est pour chacun l’occasion d’exprimer son univers personnel ; ou encore que l’art nous donne la possibilité d’extérioriser ce qui est enfoui en nous. En d’autres termes, nous pouvons dire que l’art rend compte d’une intériorité.
  Considéré ainsi, nous pouvons supposer que celui qui parvient à extraire de lui des formes ou des sons qui ont un caractère authentique, singulier, original, personnel, est un artiste véritable au contraire de celui qui fait « à la manière de » ou se livre à des lieux communs.
   Or, nous l’avons vu, l’artiste médiéval répond à des commandes, obéit à des canons très stricts. Dans quelle mesure alors est-il un artiste, et même, a-t-il droit à l’appellation ? Ces sculpteurs, par exemple, qui ont, par leurs ouvrages, orné les cathédrales de figures et de motifs tous plus beaux les uns que les autres sont-ils véritablement artistes ou bien artisans consciencieux au service d’une conception à laquelle ils ne prennent pas véritablement part ? Et le peintre iconographe qui reproduit le travail de ses pères et du père de ses pères est-il artiste ou simple copiste ?
  Nous sentons bien que la question est plus complexe qu’il n’y parait, car, en notre fort intérieur,  il nous semble difficile d’exclure du domaine artistique, le tailleur de pierre, l’enlumineur ou l’iconographe.

  Nous pourrions aussi aborder la question de l’art depuis le point de vue de la beauté, car il semble évident qu’entre celle-ci et l’artiste, il y eut une relation qui pendant des siècles sembla fusionnelle. Hélas, la notion de beauté, tout comme celle d’art, s’est perdue au catalogue des définitions. Aujourd’hui on ne sait plus précisément – si l’on en croit certaines théories  ou même l’opinion de chacun – s’il existe une beauté objective, intrinsèque, ou si elle relève de la subjectivité comme l’affirme si bien cette formule à propos des goûts et des couleurs. Il semblerait tout de même que l’époque penche sérieusement du côté de cette dernière option : on aime ou on n’aime pas.

  Pour l’artiste du XIIIe, la beauté a un caractère archétypal, autrement dit elle doit être conforme à certaines lois harmoniques et universelles. Il y a beauté si les lignes, les couleurs, les formes s’organisent selon un ordre précis, immuable, en correspondance parfaite avec les lois de l’univers. Est beau ce qui est selon Nature, est disgracieux ce qui s’en éloigne…

  C’est maintenant que nous commençons à saisir les limites de leur champ d’action, et les raisons pour lesquelles ils évoluaient dans un cadre rigoureux : leur mission n’était pas d’imaginer – au sens où on l’entend aujourd’hui –, d’inventer, mais de rendre compte, témoigner de la beauté. Ces peintres avaient leur Dame, et celle-ci se trouvait sur un axe très précis, elle était telle cette étoile au Nord, en un point fixe qui leur montrait le chemin. Aucune place en ce sens pour exprimer un univers personnel. Leur rôle consistait simplement (si l’on peut dire) à donner corps à cette beauté au caractère si universel, à la rendre visible au regard objectif par la grâce de leurs lignes, la vitalité de leurs couleurs et l’équilibre parfait de leurs compositions.

   C’est ici qu’il convient de faire un aparté et de préciser les notions de Nature et d’imitation qui prennent un sens bien différent du nôtre.

  Projetons-nous un instant dans ce Haut Moyen Age si prêt à basculer dans cette Renaissance qui amorcera tant de  changements radicaux. Quel est l’état des sciences, de la philosophie, de la médecine ? La médecine est celle des humeurs, on soigne d’après les tempéraments : il y a les sanguins, les lymphatiques, etc  auxquels on applique des traitements appropriés. C’est une médecine qui présente des aspects d’une similitude frappante avec la médecine traditionnelle asiatique, et qui par conséquent sort d’un cadre purement rationnel. Les penseurs débattent de la question religieuse ou commentent Aristote ; dans le domaine des sciences on pratique la spagirie ou l’alchimie, les bâtisseurs construisent les cathédrales, tandis que les peintres chrétiens illustrent évangiles et autres textes sacrés. C’est dans cette atmosphère toute empreinte de spiritualité que l’on peut imaginer évoluer l’homme du XIIe siècle. Il ne dispose certes pas du téléphone, de la voiture, ni même de l’électricité,  mais son univers est plus relié que le nôtre aux mystères de la vie. Nous pourrions dire qu’aux trois axes qui définissent  notre espace ordinaire  vient, chez lui, se  joindre assez naturellement un quatrième : à la hauteur, la longueur, et la largeur vient se greffer la profondeur. C’est cet axe tout à fait particulier, insaisissable au sens objectif, et sur lequel se situent certaines opérations immuables, qu’a pour mission d’emprunter l’artiste médiéval. Axe incessamment parcouru, et dont l’usage rend le parcours toujours mieux  décrypté.
   Tel est le sens de l’imitation : reproduire la nature, non dans ses manifestations, comme le ferait un paysagiste ou un portraitiste, mais dans ses œuvres et selon ses lois. Imiter, c’est reproduire un processus vertical dont le résultat est très exactement la vie.

  Ainsi décrit, on comprend que l’imitation n’a rien d’un labeur fastidieux, elle devient ce chemin d’expérience que l’on pourrait même qualifier d’aventureux en ce sens où les mystères de la vie ne se dévoilent pas ainsi, et qu’il faut plus que notre bon sens ou nos subtilités de raisonnements pour en soulever les voiles ; c’est un chemin qui engage également notre cœur et notre courage.
  On comprend aussi que si l’imitation laisse peu de manœuvre pour faire selon notre caractère ou nos envies, elle déploie sur son axe des marges infinies, des horizons lointains dont les bornes sont imposées par nos seules limites.

 Ainsi notre définition de l’art scolastique se précise, et devient en même temps plus enthousiasmante : l’art, pourrait-on dire, produit de l’espace intérieur, l’art n’est plus seulement pour nous la possibilité d’exprimer un univers vital, pulsionnel, psychologique, émotionnel – bien sûr,  il offre ces possibilités, mais il peut davantage : il peut être pour chacun l’occasion de faire émerger une qualité d’être différente.

  Maintenant que nous avons précisé le point de vue médiéval et compris que les artistes d’alors avaient aussi leur horizon, nous allons nous pencher – non sans quelques considérations préalables – sur les méthodes mises en œuvre dans le domaine de la peinture afin que l’artiste puisse faire son chemin de connaissance.

  D’abord, qu’est que la connaissance ? Qu’entendons-nous ordinairement par connaissance, et qu’entendaient-ils, eux, par connaissance ?
  Généralement, d’une personne cultivée, nous estimons qu’elle a beaucoup de connaissances. Une culture qui peut s’étendre à tous les domaines ou à un domaine bien particulier. On peut être docte en littérature, histoire, sport, ou encore être expert en sanskrit. Ce sont en effet des connaissances, mais celles-ci n’ont pas nécessairement  un caractère vif. On peut avoir tout lu sur l’amour sans être précisément instruit en la matière  si nous même n’en avons jamais connu les affres et les joies ; il est possible de développer de longues théories sur la liberté et même écrire des bouquins à ce sujet, mais que vaut cette connaissance en comparaison de celle qui se joue à chaque instant chez un être « éveillé » ? En ce sens, nous comprenons qu’une connaissance à laquelle on agrée par convention ou parce que les faits sont solidement établis, ou parce qu’elle a été énoncée par « une autorité » évoque bien plus une marchandise importée qu’une production personnelle. Nous comprenons aussi qu’une telle connaissance n’a pas en nous ce degré de vitalité suffisant pour la rendre irréductible, invincible, résistante à toute espèce de raisonnements, elle n’a pas ce caractère d’évidence qui fait que même seul contre tous, nous garderions fermement nos convictions dans la mesure où elles s’expriment – ou se sont exprimées –  à même la chair.
  Si un jour on nous dit que Jeanne d’Arc n’était pas une bergère, si finalement il se fait un consensus autour de cette nouvelle idée, nous finirons nous même par y agréer. En revanche, allons démontrer à cet homme en béatitude que son Dieu n’existe pas. Tous nos arguments, aussi fins soient-ils, toutes nos preuves – si nous pouvions en trouver – seraient bien vaines.

  La connaissance véritable – qui toujours va dans le sens d’un élargissement – laisse une trace dans la chair, toutes nos cellules en gardent le souvenir. Qu’elle soit immédiate ou progressive, elle provient en premier lieu d’un sentiment qui porte en lui les plus inébranlables affirmations.

 Créer, c’est aller son chemin de connaissance… Mais créer, c’est un peu comme rêver. Nous sentons que notre travail nous relie à notre histoire, mais de manière le plus souvent indé-chiffrable ; nous faisons  apparaître des formes, des motifs, des personnages, des couleurs, mais nous ignorons généralement ce rapport précis qui nous lie à notre production. « C’est venu comme ça ! » pourrions-nous dire le plus souvent. Et nous voilà en face de quelque chose qui parle de nous, mais à mots couverts…  En un sens c’est une bonne nouvelle. Cela signifie que, par l’art, nous avons la possibilité de puiser à l’informulé, et c’est en vérité une grâce merveilleuse, à condition toutefois de ne pas s’arrêter là : en création, il est très important d’être attentif et d’essayer de « capter » ce que l’on ressent. Nos « choses » intérieures ont besoin d’être reconnues.

   Il y a plusieurs formes d’inspiration. On peut peindre avec « ses tripes », et pourquoi pas libérer ainsi un certain nombre d’émotions. Toutefois nous devons réaliser – même si ce travail est salutaire pour notre santé mentale – que toute œuvre est messagère, et qu’une fois lâchée dans le monde elle libère des énergies en rapport avec notre état…
   On peut aussi produire un travail plus cardiaque. On parle alors d’une inspiration médiane : inspiration qui généralement exprime ce que l’on aime, en relation avec des états d’âmes ou des aspirations personnelles.
   Et puis, on peut puiser aux universaux, et dans ce cas l’œuvre ne parle plus exactement de l’artiste, mais bien plutôt un langage commun grâce auquel chacun peut entrer en résonance.

  Nous savons maintenant que les peintres du Haut Moyen Age recherchaient ce langage commun. Mais concrètement, comment leurs travaux pouvaient-ils exercer une influence sur leur personnalité ou leur caractère, comment leur pratique pouvait-elle déployer « de l’espace intérieur » ?

  D’abord, nous pensons que ce travail ne peut se faire sans une recherche des équilibres. La beauté est la matière première du peintre. Nous pourrions dire, pour illustrer ce fait,  qu’elle est ce vêtement qui sied ou habille parfaitement notre véritable nature, et que, sans elle, nous serions bien en peine de nous reconnaître.
  Nous pensons aussi que la beauté est un oiseau de liberté qui ne se laisse pas ainsi approcher, et qu’il convient, sans doute, de se nommer Galaad ou Perceval pour prévenir l’envol… Certes, on peut faire du travail remarquable, impressionnant, on peut aussi faire, comme on dit, très beau. Mais ce « très beau » n’est-il pas un abus de langage ? Bien sûr, ce travail est extraordinaire, mais il nous semble qu’il pourrait l’être plus encore… En revanche, il nous arrive parfois de rencontrer une œuvre, et de cette rencontre naît en nous un sentiment singulier – et bien souvent une idée qui jaillit en même temps ;  un sentiment qui pourrait arracher aux plus mécréants d’entres nous une louange au seigneur tant nous sommes émerveillés. Cela ne signifie pas exactement que nous sommes en présence de la plus belle œuvre jamais conçue, car d’autres rencontres de la sorte l’ont précédée, et d’autres sans doute la suivront. Cela signifie que nous sommes en face de « quelque chose » qui ne peut être plus achevé. C’est parfait.

 Peut-on imaginer qu’une pareille œuvre soit le produit d’heureuses coïncidences, peut-on imaginer qu’un étourdi ait pu produire pareil équilibre, peut-on imaginer qu’un besogneux ou qu’un « souffleur » ait pu concevoir cette pierre philosophale ?

  La beauté se donne à un cœur pur … sinon dans la durée, du moins dans l’instant. C’est une conception que l’on retrouve aussi dans l’art traditionnel asiatique. Le maître peintre est celui qui réalise en lui, en même temps qu’il peint, cet équilibre particulier.

  En ce sens, la beauté qui se révèle par une harmonie mystérieuse  entre forme, fond, vide et plein, s’apparente au terme d’un voyage. Voyage pour le moins incertain dans lequel s’embarquent et l’artiste et l’œuvre, l’un et l’autre avançant d’un même front. Il serait erroné de dire que l’artiste précède son œuvre, qu’il met en forme ce qui d’abord s’est réalisé en lui ; il serait plus juste de parler de coopération : l’œuvre est révélatrice, elle-même informe, nourrit l’artiste qui à son tour nourrit son travail ; c’est une correspondance incessante qui entraîne le créateur et son art vers de nouveaux paysages.

  Naturellement, l’artiste, dans sa quête de l’inexploré, côtoie les mystères, il est amené à résoudre des difficultés – et quelques-unes sont difficiles. Entrer en création, c’est prendre la route avec pour seul repère la voûte étoilée. On ne peut guère parler ici de voyage organisé. Nous n’avons à notre disposition, au firmament de notre cœur, parfois à peine visible tant on y trouve d’orage, qu’une étoile que nous suivons depuis notre orient. C’est un chemin où l’on se perd et où il faut constamment résoudre la question de son nord.
  Mais bien sûr, dans l’esprit de l’artiste médiéval, ces difficultés prennent sens ; elles témoignent de ses  égarements, et lui signifient en même temps qu’il est en passe d’agrandir son territoire… par résolution.

 Quelle est la nature des difficultés que rencontre l’apprenti-artiste sur la voie de l’art sacré ? De la difficulté, pourrions-nous dire – mais qui se décline de bien des façons. La même d’ailleurs qui envahit notre quotidien, car c’est un fait que nous devenons tous artiste, quel que soit le domaine, dès que nous recherchons des harmonies.

  Nous pourrions aborder la question de la difficulté depuis notre rapport au temps. Nous voulons aller vite, nous voulons rentabiliser. Il est vrai que nous avons tellement à faire, et aussi tellement à prouver… Et faire beau réclame bien souvent du temps. Mais, en réalité, n’est-ce pas là l’occasion de créer dans notre vie trépidante une petite bulle dans laquelle le temps n’importe plus, petite bulle dans laquelle on peut œuvrer pendant des heures entières sur quelques centimètres carrés, s’il le faut. Ne nous y trompons pas : ceci n’est pas qu’un aparté dans notre quotidien, ceci n’est pas qu’un temps réservé au loisir. C’est un champ d’expérience où l’on emmagasine des mémoires nouvelles, où l’on mémorise un état particulier hors du temps.

  Nous pourrions dire aussi qu’il n’est guère possible d’exprimer plus de beauté que nous ne pouvons en supporter. Cela signifie que nous avons une histoire personnelle et une idée sur nous même qui peut générer de véritables conflits, somatisations, angoisses, rebellions. A ceci, il y a des raisons psychologiques ; le peintre scolastique, quant à lui, dirait que faire beau, c’est porter la lumière en soi, et que celle-ci se manifeste dans notre vie à la manière de l’archange qui rencontre le dragon…

 D’un point de vue un peu différent, nous pourrions évoquer notre maladresse qui peut provoquer toutes sortes d’humeurs ; ou encore ce sentiment d’insatisfaction qui nous poursuit malgré nos progrès… ce qui, en définitive, montre simplement que nous sommes en tension par rapport à un résultat. Mais cette tension, l’artiste scolastique le sent bien, est une véritable entrave à son travail qui en porte la marque. Et le voilà amené à lâcher prise, à s’abandonner, à reconnaître ses limites. Et c’est  tout à fait important, car rien, nous semble-t-il, ne peut être saisi et transformé avant d’être reconnu.

  Telles sont les adversités – et en même temps occasions – que l’artiste rencontre dès qu’il s’engage sur la voie de la beauté. Mais en plus de ces conséquences naturelles, liées à son désir de perfection, le peintre du Moyen Age dispose d’un autre recours, à savoir un support extrêmement précieux au cœur même de la pratique. L’artiste, sur cet axe qui est la profondeur, a un modèle ; un canevas sur lequel sont inscrites les différentes étapes d’une genèse des êtres et des choses depuis leur principe jusqu’à leur manifestation dans la matière. Ainsi, lorsqu’il prépare sa planche, à l’aide de matériaux spécifiques, il conçoit symboliquement une terre originelle, quand il reporte son dessin à l’aide d’une poudre d’hématite – qui en grec signifie sang – il ensemence une idée. Avant de peindre le ciel, il peint la lumière – ocre jaune – sans laquelle on ne peut voir le bleu du ciel, avant de faire son homme de chair, il fait son homme d’argile, le « glébeux » comme on le nomme parfois dans la bible; et c’est seulement quand il a achevé cette première couche picturale, à l’image d’un monde en formation, et dénommée proplasme (littéralement : avant l’ouvrage façonné) qu’il applique les vraies couleurs : le ciel devient bleu, les chairs rosées, la nature met son manteau de couleur, les teintes les plus diverses et les plus chatoyantes  recouvrent partout la matière primordiale. Et la création se poursuit. Viennent les glacis, et c’est la lumière qui unit entre elles les couches intérieures, anime le travail et lui donne son rayonnement particulier.

  Ainsi, nous comprenons que l’artiste, s’il manipule des pigments et des liants, fait usage en même temps de feu et de glaise, il peint et à chaque fois recrée le monde. Et ce travail, étape après étape, œuvre après œuvre, agit par imprégnation. En reproduisant les étapes ordonnées d’une création, il se place lui-même au cœur de cette genèse dont il fait partie intégrante et qui doit le mener à sa propre renaissance. On peut l’imaginer entrer toujours plus profondément en ce silence qui doit le conduire à ce basculement inexplicable dans l’être, à cet abandon parfait, à cet heureux désespoir. Désespoir parce que parfaitement docile à l’inspiration, désespoir parce qu’alors il n’engage plus aucun de ses anciens désirs.

 

   Avant de conclure, il serait intéressant d’aborder la question du rôle des œuvres d’art, et nous interroger sur les influences qu’elles exercent sur chacun d’entre nous, ou encore au sein d’une société.

  Pour entamer le sujet, penchons-nous sur la notion de talent, ou même de génie. En peinture, comme dans toutes autres disciplines, tous nos grands noms peuvent être considérés comme des génies, depuis Giotto, Fra Angelico jusqu’à Picasso, Dali, Masson… Tous ont droit à l’appellation bien  que leurs productions se situent, les unes par rapport aux autres, aux antipodes. On peut déjà en conclure que le génie n’a pas de rapport direct avec le résultat, l’aspect, le rayonnement particulier d’une œuvre.

  Dans les arts traditionnels, que ce soit en occident ou en orient, le génie est une notion peu en usage. On préfère parler de maîtrise. Mais nous n’en sommes plus là : à la Renaissance, l’art amorce son retournement… qui prendra plusieurs siècles avant d’achever son demi-tour…

   En quittant son domaine hors du temps, en quittant sa voie traditionnelle, en intégrant « le siècle », l’art passe à l’évolution. Certes, de la manière la plus flamboyante qui soit : et c’est Botticelli, Léonard de Vinci, Raphaël, Michel-Ange  pour ne parler que de Florence ; Et c’est Van Eyck au Nord, Memling, Van der Weyden … Un véritable florilège, un jaillissement de beauté par toute l’Europe, telle une floraison longtemps contenue et qui explose au soleil de la Renaissance… Les plus anciens toutefois, ou les plus avertis, ont dû saisir alors, non sans une profonde nostalgie sans doute, ou – qui sait – avec un peu d’effroi que les temps étaient venus, que l’art, en quittant le champ du sacré,  entamait un cycle… Et en effet, celui-ci depuis n’a cessé d’évoluer, produisant, siècle après siècle, des génies et des œuvres fort différentes.

  Nous ne tenterons pas d’élucider la question du génie. Nous nous bornerons à constater que tous probablement ont joué un rôle de précurseur, tous ont exercé de fortes influences et ont, en ce sens, largement contribué à faire évoluer l’art vers ce qu’il est devenu aujourd’hui. C’est un rôle qu’on peut leur attribuer. Mais cela rend-il compte de la portée de leurs œuvres, de l’impact sur les cœurs, de leurs  pouvoirs de transformation, de leurs vertus vivifiantes ? Certes, celui-là est peut-être un génie, mais quel bien nous fait-il ? Dans quelle mesure ce travail nous aide-t-il ? Dans quelle mesure nous entraîne-t-il dans la profondeur ? Certes, on peut y reconnaître nos propres tourments, ou ceux d’une époque, formulés d’une manière magistrale, on peut y reconnaître une dextérité remarquable, une imagination débridée, une force particulière qui vous prend aux tripes ou au cœur, mais tout cela témoigne-t-il de cet ordre subtil grâce auquel il nous est permis de faire une expérience particulière, une expérience hors du temps, d’éprouver en nous de mystérieuses dissolutions ainsi que ces « jaillissements » d’humilité ? Telles auraient pu  être les interrogations des peintres médiévaux qui bien évidemment ne connaissaient rien aux théories actuelles de l’art.
  Pour eux, l’œuvre, une fois livrée au monde, devait jouer ce rôle dissolvant. Leurs travaux devenaient des centres de forces, des fenêtres ouvertes sur la quatrième dimension, des espaces magiques grâce auxquels il devenait possible de se reconnaître, de faire l’expérience d’un état particulier. L’œuvre d’art devait nous amener, de manière directe, à faire l’expérience de la gratitude, de la joie ou d’une certaine liberté intérieure, autrement dit, elle devenait pour l’observateur l’occasion très précieuse de traverser ses couches profondes jusqu’à l’endroit de sa véritable vibration. 

  C’est sur ces considérations que se termine cet exposé. Souvenons-nous que l’artiste témoigne, que le maître peintre témoigne. S’il peint un dragon luttant avec saint Michel ou un saint Christophe traversant le gué ou un Christ en croix ou une vierge écrasant le serpent de son talon, ou une nativité, il ne raconte pas des faits tel un lointain narrateur, il témoigne. Ce combat ou cette nativité, il les a vécus dans sa chair. Sa représentation se fait alors d’une extrême précision, chaque détail, chaque couleur compte et apporte à la composition un élément d’équilibre très précis. Si l’œuvre rayonne, c’est précisément parce que l’artiste ne fait pas œuvre d’historien. Ce n’est que plus tard, lorsqu’il racontera des faits relatifs à la mythologie ou aux écritures, sans plus les comprendre, qu’on observera une dérive du symbole qui perdra infiniment en précision et en puissance, tandis que les œuvres perdront, à l’exception de quelques-unes, leur capacité à déployer en chacun des suppléments de vie. Aussi pensons-nous que leurs travaux restent d’une valeur considérable. Même, il n’est pas exclu qu’ils deviennent le socle des créations à venir. Nous vivons une époque où beaucoup parmi nous, aspirent à de nouveaux équilibres.  Puissent les peintres du XIIe et XIIIe siècles, dans le domaine des arts, nous montrer le chemin par la grâce de leurs œuvres, un peu distantes forcement – car nos émotions ordinaires s’y trouvent en « déserrance » –, mais ô combien généreuses, responsables et agissantes.

L’Art & l’Être